L'Argentine commémore, c'est tout à son honneur, 40 ans de démocratie. De surcroît, chose non négligeable, elle maintient une foi subjective dans son système démocratique au sein d’une région qui connaît une récession démocratique depuis une dizaine d'années 1. En effet, l’autoritarisme est en hausse. Une détérioration continue et systématique de la démocratie est en marche dans les pays d’Amérique latine, sur le plan des pratiques, des perceptions et des vulnérabilités des systèmes politiques. Plusieurs raisons sont liées à ce déclin. Au-delà des aspects strictement locaux, signalons que le nouveau contexte géostratégique met à rude épreuve la capacité de tous les systèmes démocratiques ouverts à contenir les nouvelles interdépendances locales et mondiales dans lesquelles ils s’insèrent.

Dans ce contexte, il est frappant d'observer comment l'espoir envers la démocratie du pays de San Martín contraste avec son anomie économique. Son PIB (par habitant) est le plus bas de la région pour la période 2007-20222. Sur la période 1999-2022, le pays se positionne à l'avant-dernière place, juste avant le Mexique. Répétition perpétuelle et cyclique des crises ? Incurie du leadership politique ? Quelque chose ne tourne pas rond dans son itinéraire de développement et cette question est naturellement au cœur des préoccupations sociales à l'approche des élections qui viennent (en particulier à travers l’inflation).

Plusieurs familles d'économistes ont généreusement commenté les causes profondes de ce mal argentin :

  • Dispersion et faible densité des élites du pays ;
  • Absence d'une vision commune de développement ;
  • Volatilité institutionnelle ; hétérogénéité et existence de trois réalités économiques (moderne et globalisée, intermédiaire nationalisée, secteur exclu) ;
  • Faiblesse de l'insertion internationale et vulnérabilité financière.

À cela s'ajoutent les problèmes dérivés tels que le déficit fiscal, l'écart du taux de change, l'hyperinflation, le transfert du financement des crises sur les masses travailleuses, etc.

Ces questions sont connues, même si plusieurs d'entre elles font l'objet de vives polémiques. Pourtant, il est remarquable de constater à quel point la sphère politique reste déconnectée de cet agenda vertébral pour le destin national. Aujourd'hui, quelles sont les forces politiques qui font campagne sur ces problématiques, ou du moins génèrent des dynamiques d'approfondissement de ces sujets au-delà de la surface électorale ? Existe-t-il une volonté explicite de surmonter les cloisonnements structurels qui entravent la consolidation d'un projet de société?

Certains signaux faibles sont visibles, difficiles à interpréter

Le silence programmatique et relativement évident. En fait, derrière les façades, les failles internes et le « commerce de conflits » qui les sous-tend continuent d'être rentables dans la patrie albicéleste. Cela m'amène à avancer l'hypothèse suivante, qui lie intimement les questions démocratiques et économiques : en Argentine, une prédation autoréférentielle et court-termiste de l'appareil économique et démocratique s'est banalisée, bloquant la génération d'opportunités et de nouvelles élites capables d'orienter le pays vers un horizon modernisateur. La prédation est permise, rentable, tolérée dans une certaine mesure et masquée, et avec elle une logique de primauté des intérêts privés (ou sectoriels) sur l'intérêt commun et les politiques d’État. Le phénomène est certes observable dans d'autres pays en développement. Il n’empêche que la sophistication des stratégies utilisées demeurent frappante.

Par prédation, j'entends le fait que l'édifice institutionnel démocratique, ouvert et perméable par définition, est systématiquement exploité, avec une certaine fréquence et intensité, pour capter des positions et des ressources au service de certains intérêts politiques, financiers ou économiques, pas nécessairement dominants ou majoritaires. En d'autres termes, la démocratie est volontairement construite par les forces politiques en présence comme un instrument qui leur permet de dissimuler des actions prédatrices à des fins politiques ou économiques particulières, détachées de la volonté des majorités ou des raisons stratégiques de l'État. La réalité géopolitique nous rappelle que cette même perméabilité démocratique est aussi exploitée par des acteurs extérieurs. Mais je veux insister ici sur le poids du jeu interne qui est à la source des fractures principales et des blocages.

Peu de forces politiques, même celles prétendant défendre les intérêts populaires, échappent à cette prédation. Une réalité similaire est vécue dans d'autres pays d'Amérique latine, le Brésil étant un cas emblématique, avec un véritable festin de prédation interne et externe qui a conduit ni plus ni moins qu’à l'effondrement économique du géant vert et jaune dans les années 2015-2016. La corruption est l’un des volets de cette prédation, mais son architecture est beaucoup plus large. Il s'agit d'offensives informationnelles, judiciaires et réglementaires, de détournement ou d'utilisation irréguliers de fonds, de lobbying, de stratégies organisationnelles, et du recours à l’action violente et coercitive.

Prenons cinq exemples pour comprendre ce panorama :

La guerre politico-informationnelle de la province de Jujuy

Le 20 juin dernier a été le point culminant d'un conflit dans la province de Jujuy, où les revendications locales des enseignants et celles de certains secteurs opposés à la récente réforme constitutionnelle ont été utilisées pour générer une attaque politique à son gouverneur Gerardo Morales (candidat au poste de vice-président pour le parti Cambiemos au niveau national). Des groupes de militants extérieurs à la province, d'autres de l'organisation Túpac Amaru et probablement du MAS en Bolivie ont mené des actions violentes dans la capitale provinciale, déclenchant ainsi une réaction policière (arrêt des manifestations, arrestations et perquisitions). La répression a ainsi été l’objet d’une offensive informationnelle déployée au niveau national, en complicité avec les médias et des organisations affidées, à un moment de forte exposition du fait de la campagne électorale. À la date de ce billet, la gendarmerie nationale n'a pas levé les barrages routiers visant à maintenir la pression sur le gouvernement provincial et sa population. Cela a engendré de nouveaux affrontements, cette fois-ci entre la population elle-même, qui subit les conséquences économiques des barrages. Ce conflit s’inscrit dans un affrontement antérieur entre l'organisation clientéliste Túpac Amaru et de sa dirigeante Milagro Sala, alliée du camp progressiste.

Le blanchiment de la fraude électorale et du faux coup d'État en Bolivie en novembre 2019

Suite à une irrégularité électorale commise lors des élections du 20 octobre 2019 en Bolivie, les mobilisations populaires ont contraint Evo Morales et son vice-président à démissionner et à s'exiler hors du pays. Avant leur démission, les deux dirigeants ont demandé à leurs chefs militaires et syndicaux d’exprimer publiquement à la société que les plus hautes autorités du pays devaient démissionner, posant ainsi le décor pour un pseudo-coup d'État. Cet affichage de la situation a permis de projeter l'illégitimité du pouvoir sur le gouvernement de transition, auteur désigné du coup d'État. L'opération a été largement amplifiée en Argentine par un éventail de militants progressistes et de défenseurs des droits de l'homme. Ces derniers ont été le centre de gravité de cette campagne de communication, qui a ensuite été renforcée en juillet 2021 par la thèse du matériel militaire livré à la Bolivie par le gouvernement argentin de l'époque, dans le but de lancer une attaque politique contre l'ancien président libéral Mauricio Macri.

Le capitalisme de connivence et l'encerclement médiatique du gouvernement de la ville de Buenos Aires

La capitale argentine fait coexister intimement l’investissement médiatique avec la collusion entre les personnalités politiques et les affaires économiques. En 2018 et 2019, le gouvernement de la ville a investi plus de 600 millions de pesos par an dans la publicité télévisée, principalement distribuée au groupe Clarín, suivi par Telefé, Grupo América et Canal 9. Cette dotation assure l'alignement des grands médias et la mise en place d’un rideau perceptif sur les pratiques irrégulières :

  • Paiement de campagne électorale avec des fonds publics ;
  • Contrats attribués selon les connivences, y compris à des opposants politiques ;
  • Passation de contrats pour des enquêtes électorales (pour un montant de 816 millions de pesos en avril 2021) ;
  • Attributions généreuses à des sociétés de conseil pour le compte de la ville de Buenos Aires et du gouvernement national (pendant le mandat de Mauricio Macri dont les groupes collaborent étroitement avec l'entreprise Odebrecht).

La dette souveraine et son voile informationnel

À ce jour, le taux d'endettement du gouvernement actuel (2019-2023) atteint presque le triple 3 de celui du gouvernement antérieur (2015-2019). Ce dernier a été désigné comme bouc émissaire pour avoir fait décoller la dette dans le sillage de l'accord établi en 2018 avec le Fonds monétaire international. La dette brute dépasse désormais 400 milliards de dollars en juin 2023, soit un équivalent du PIB national, et s’accompagne d'une multiplication par quatre de la dette bilatérale avec la Chine. Si la pandémie n'a pas contribué à réduire ce déséquilibre, la gestion de la dette argentine au cours des deux dernières décennies ne peut être séparée d'un écran informationnel construit pour obscurcir les décisions en matière d'émission de dette.

Le camouflage du terrorisme chiite en Argentine

Les 29 années de quête de justice pour les attentats de l'AMIA (visant la communauté juive de Buenos Aires) en 1994 rappellent l'ampleur des campagnes d'influence déployées pour occulter la réalité des faits. La dernière victime en date fut le procureur Alberto Nisman, assassiné en janvier 2015 pour avoir dénoncé l’étouffement de l’affaire par l'État argentin. Le procureur, soutenu dans son action par l'État israélien et les États-Unis, a été érigé en martyr de l'affaire AMIA par une grande partie de la société et à l’inverse en bouc émissaire par le camp adverse qui a mis en avant la thèse du suicide et exalté l'intention de déstabiliser son gouvernement. La guérilla juridique et informationnelle générée autour de cette affaire, étendue à l'épisode de l'avion vénézuélien-iranien Emtrasur qui a atterri à Buenos Aires en juin 2022, est un véritable cas d'école pour comprendre la portée stratégique d'une guerre informationnelle.

Ces cinq cas mériteraient de plus amples détails qu'il n'est pas possible de fournir ici. Ils alimentent les offensives médiatiques qui inondent et transfèrent à la société les lignes d'affrontement entre les factions au pouvoir. Beaucoup d'autres cas de ce type abondent et contaminent les sphères économiques, médiatiques et politiques, à tous les niveaux institutionnels. Il ne s'agit pas de cas isolés ou d' « opérettes » marginales. Ces manœuvres irrégulières affectent des parties substantielles du tissu structurel du pays. Elles sont endémiques à la société argentine, produits de ses antagonismes et de ses tensions, sources de retard et d'archaïsme et aujourd'hui renforcées par de nouvelles sources de conflit qui sont peu analysées en termes non partisans et objectifs, sauf par une poignée d'universitaires et de journalistes d'investigation.

De façon dramatique, le parcours de l'Argentine est celui d'une « société de privilèges », comme l'ont souligné à juste titre les économistes Alejandro Katz et Eduardo Levy Yeyati 4, ou plus précisément d'une société basée sur un commerce croissant d'intérêts privés et de manœuvres discrétionnaires, réalisées dans les interstices poreux de son édifice démocratique, dont les résultats se reflètent magistralement dans les chiffres de sa stagnation économique. On pourra toujours tergiverser pour savoir quel projet politique distribue le plus de dividendes aux secteurs stratégiques ou vulnérables du pays. Mais le bilan mentionné ci-dessus parle de lui-même : le pays est perdant lorsqu’une nation s’enlise et se trouve à présent au bord d'un nouvel effondrement économique.

Une telle ingénierie du sous-développement n'est pas possible sans l'existence d'un encerclement cognitif appliqué à l'ensemble de la société par les dirigeants, les forces politiques, économiques et médiatiques, de différentes obédiences politiques, qui, dans les conditions actuelles de la matrice culturelle et institutionnelle, attisent les antagonismes, les fractures et d'autres types de confrontation afin de masquer des intérêts particuliers et les conflits intestinaux. Cet encerclement, nourri généreusement de dogmes et d'idéologies, permet d'entretenir une sorte de guerre de position où les positions réductrices et manichéennes réduisent la compréhension du réel.

Avec le capital de crédit positif qui reste à la démocratie argentine, on peut espérer que la société se mobilisera avant que son fragile édifice institutionnel ne soit (à nouveau) rongé par les dégâts directs ou indirects de ces conflits.

Notes

1 Voir le rapport Latinobarómetro de l’année 2023.
2 Comparaison des PIB par Leo Tornarolli.
3 Dette de l'Administration Centrale par Esteban Domecq.
4 L'interêt commun. La construction d'une société sans privilèges par Alejandro Katz y Eduardo Levy Yeyati. La Nación.