L’exposition « La Tyrannie des Objets » d’Alexandra Fau invite à porter un regard différent sur les objets de notre quotidien, à déceler en eux une personnalité jusqu’alors insoupçonnée. Les appareils, qui nous avaient tant habitués à une certaine forme de docilité, s’entętent maintenant à déjouer nos plans.

Artistes (Alexandre Singh, Didier Faustino, Noam Toran, Julie Bena, Wesley Meuris, Haegue Yang…) et designers (Serge Mouille, Achille & Pier Giacomo Castiglioni, Jurgen Bey, Dunne & Raby…) se prennent à imaginer des objets indomptables, critiques des systèmes de production rationnels, contraignants, voire autoritaires. Le parcours imaginé par David Dubois souligne cette question du renversement du rapport de force entre l’objet et son possesseur.

Devenus intelligents, doués de parole, les objets présentés dans l’exposition empruntent à différents registres : tant la philosophie et l’architecture que le dessin animé, alliant légèreté et portée critique. Une douce révolte éclate ainsi contre les dictatures du confort, du bon goűt et du bon fonctionnement à travers ces objets émancipés qui, au contact de l’homme, finissent par lui ressembler.

L’idée de cette exposition découle d’une expérience personnelle pour le moins dérangeante alors que je rendais visite au designer Roger Tallon pour la rédaction d’un ouvrage sur l’histoire de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs. Tout à ma curiosité, je ne pus résister à toucher à tous les robinets de sa salle de bain. Mal m’en a pris. En voulant ouvrir l’un d’eux, un jet d’eau aspergea l’immense miroir placé à proximité. Comment donc avais-je pu commettre une telle bévue dans ce paradis imaginé par le pape du design industriel ? Les objets semblaient s’ętre tous déchainés contre moi. Cette expérience sert d’amorce au scénario de cette exposition, oů l’objet occupe le beau rôle, prend la parole, s’émancipe.

L’exposition rejoue un rapport de forces, à savoir : qui de l’homme ou de la machine est le mieux dressé ? Les oeuvres des artistes et designers présentées soulignent cette relation d’interdépendance et d’asservissement. Lorsqu’ils viennent à ętre connectés, ces objets doués de vie parviennent à nous indisposer en diffusant à notre insu des informations intimes et confidentielles. Le « retour de bâton » dont parle Vilém Flusser dans son recueil d’essais Petite philosophie du design (2002), s’exprime alors pleinement, avec une portée démesurée. Or, à la vitesse à laquelle la fiction dépasse la réalité, des tensions générées par des motivations divergentes ne tarderont pas à se faire jour.

Méfiez-vous donc de son air inoffensif ! L’objet est devenu un acteur à part entière, doué des męmes pathologies et névroses que son propriétaire, devenu sans doute trop humain à force de le côtoyer. Si l’individu assiste en spectateur à ce petit théâtre des objets et n’y voit que le mystère de la réalité banale transcendée par les artistes, l’exposition invite aussi à un juste renversement des choses. Prenez pour postulat que ce ne sont pas les objets qui sont en trop grand nombre sur la planète mais bien les hommes ? La fin de l’histoire s’écrira différemment… L’exposition présente des objets facétieux qui n’en font qu’à leur tęte. Sous couvert d’interaction, le Siège Sella(1) (1957/83) d’Achille & Pier Giacomo Castiglioni reprend le principe du culbuto pour éjecter l’usager.

Giulio Iacchetti et Chiara Moreschi, quant à eux, s’attaquent à une autre forme de dictature : celle de l’objet à monter soi-męme. Le projet du Rofast(2), repense le tabouret Frosta d’Ikea, se jouant des consignes peu claires et des éléments supplémentaires retrouvés dans les emballages pour inventer cette distorsion.

Lorsque l’objet se laisse appréhender, il révèle un système de contraintes de plus grande ampleur, à travers l’élaboration de « systèmes de vie ». C’est ce que Wesley Meuris décrypte dans ses maquettes à grande échelle d’architectures génériques.

De męme, Tatiana Trouvé définit avec ses Polders des « territoires gagnés sur le réel » tandis que Noam Toran puise dans sa bibliothèque des exemples cinématographiques d’objets transposés dans le réel. Sur le modèle de son Obsolète Machine n01 (2007) présentée dans les vitrines des Galeries Lafayette, il apporte sa vision d’un système de production poussant les limites de la contrainte et de l’absurde.

À l’aide de ses « objets à scénario » et de ses prothèses, Philippe Ramette adopte quant à lui des positions pour le moins contraignantes ou loufoques. Dans À Contre-Courant (Hommage à Buster Keaton, utilisation)(3) (2008), l’artiste soutenu par une barre d’acier, lutte, obstinément, contre le vent contraire produit par un puissant ventilateur. Dans ce défi lancé, l’action de l’homme, que l’on sait perdue d’avance, garde pour autant toute sa noblesse et son héroďsme.