Pierre-Yves Bohm fait dialoguer dialectiquement la forme et l’informe. Il manie l’électrisation violente et le labeur lent et réfléchi. Il « crache de la peinture » et « presse l’image comme un citron », dans un jaillissement révélant tout autant une tension vitale qu’une quête acharnée. Ne se retrouvant pas dans une démarche abstraite et instinctive, il n’hésite pourtant pas à nous cracher cette peinture à la figure, à nous livrer la matière d’une manière rageuse. Le titre de l’exposition fait référence à l’une de ses têtes modelées sur une simple tige métallique, de la bouche gicle de la peinture. Un autoportrait ?

En trouant la toile, en apposant la peinture par l’avant comme par le revers, en lessivant l’œuvre avec de l’essence, en multipliant les strates et les constellations colorées, il s’emploie à un travail minutieux de distorsion, de recouvrement du motif. Selon une grammaire éprouvée, l’artiste investit ses toiles d’une force vibratoire et insuffle une charge active, quasi magique, à la matière. Une manière de revendiquer la pure picturalité comme seul sujet de ses toiles ? Tel un palimpseste, la Peinture Kacht est un parfait exemple d’un motif initial – un personnage avec des animaux – qui « s’est compliqué de l’intérieur », telle une réalité en métamorphose.

Dominer, recouvrir, abstraire le motif et ne garder que la densité plastique est au cœur du processus artistique. Il s’agit de mettre à distance, de repousser toute explication littérale, de sortir de toute vérité sociétale ou historique afin de l’universaliser, tendre une énigme pour déjouer une évidence trop engageante, trop rapide et trop simple.

Le sujet ne semble en effet qu’un prétexte, un leurre nourri par des références évocatrices des atrocités de l’homme comme d’un ailleurs mystérieux. Habitées par des préoccupations humanistes, les œuvres de Pierre-Yves Bohm explorent des thèmes récurrents comme la souffrance ou la mort (Sans titre, 2013). Les illustrations de Gardien de camp : Tatouages et dessins du goulag de Dantsig Baldaev construisent un répertoire de formes récurrentes. Un même motif, parfois utilisé pour différentes œuvres, est distordu de manière radicalement différente comme les visages fantomatiques de Chero lirhta, Chero mit Grala ou la grande figure de Sans titre de 2013. Les titres se réfèrent à un dialecte tzigane provenant de Bohème (le pays des Bohm ?) : Grabo oun frioro signifie ainsi « Charnier de printemps ».

Ces références médiatisent l’accès à la picturalité et questionnent le motif abstrait sans le complexifier. L’œil doit ainsi se perdre dans ce dédale de sens afin de créer un espace à soi, en se jouant de la profondeur aménagée entre les plans (Hommage à Hokusaï ou Tat mulo), d’une représentation strictement bi ou tridimensionnelle. Il n’y a qu’à comparer la toile intitulée Les cauchemars de Dantsig Baldaev ou la sculpture Peinture objet des premières années. Ne s’agit-il pas de dépasser le visible pour l’ouvrir sur la région plus vaste de l’esprit, de libérer la peinture des limites de la représentation afin de sonder les pensées et les profondeurs humaines par ce qui échappe à la forme ?

Mélanie Lerat, conservatrice au musée des Beaux-Arts d’Arras (2016).